Le magazine L’Histoire, dans son numéro de juin 2022, propose un dossier sur la Saint-Barthélemy du 24 août 1572. La carte (p 43) qui illustre l’article de Philippe Hamon montre clairement que la Provence a échappé au massacre des huguenots. Cet auteur explique que « La clé se trouve à l’échelle locale. Les autorités, qu’il s’agisse des officiers royaux ou des municipalités, reçoivent partout des injonctions, souvent contradictoires, qui leur viennent du roi, de la Cour, des gouverneurs de province, des milieux marchands ou cléricaux. Et elles doivent arbitrer entre elles ». Et c’est bien ce qui s’est passé en Provence si on suit ce que relatent Gustave Lambert et Eugène Arnaud dans leurs ouvrages respectifs. Il apparaît que dans cette Provence qui avait connu le massacre de Cabrières et Mérindol vingt-sept ans plus tôt et dont la mémoire devait rester encore vive dans les esprits, dans cette Provence très catholique où les protestants ne représentaient qu’un très faible nombre, deux personnages ayant autorité sur la province refusèrent de procéder aux tueries comme cela s’était fait ailleurs dans le royaume, à Orléans, à Lyon, à Rouen, à Toulouse, etc. Sans doute parce que le protestantisme provençal était très peu urbain (les massacres avaient lieu essentiellement dans les villes) et parce que les huguenots provençaux ne représentaient pas un grand danger. Quoi qu’il en soit, la décision prise par le gouverneur de Provence et par le lieutenant général du roi dans cette province est tout à leur honneur. Le premier était le comte de Tende-Sommerive, Honoré Ier de Savoie, né à Marseille en 1538 et mort à Avignon le 11 octobre 1572, dont le père avait pris le parti des protestants tandis que lui prenait le parti des catholiques. Le second était le comte de Carcès, Jean V de Pontevès, né en 1510 à Flassans et mort au même endroit le 20 avril 1582, chef militaire des catholiques en Provence. Je reproduis ci-dessous les passages des livres de Gustave Lambert et Eugène Arnaud sur cet épisode de la Saint-Barthélemy en Provence.
Dr Gustave Lambert
Histoire des Guerres de Religion en Provence (1530-1598)
Tome 1, pp 265-271
1870
La Saint-Barthélemy n’eut aucun retentissement en Provence ;
le protestantisme faible, dispersé et désarmé n’y commandait pas ce coup d’État.
Papon en accorde tout l’honneur au comte de Carcès, qui répondit : « J’ai
toujours servi le roi en soldat, je serais fâché de faire en cette occasion l’office
de bourreau ». De Thou attribue au comte de Tende-Sommerive la gloire
d’avoir résisté aux ordres de la Cour ; il raconte que le seigneur de La Môle
ayant porté au gouverneur les volontés royales, il lui répondit : « Ce
n’est point le roi qui a donné ces ordres, j’en ai reçu de contraires il n’y a
pas longtemps ; ils viennent sans doute des ennemis de l’État qui, sous le
voile de l’autorité souveraine, veulent satisfaire leurs passions. Je m’en tiens
donc aux premières instructions que j’ai reçues parce qu’elles sont plus
conformes à la justice et à la clémence de Sa Majesté ». D’après de
Cormis, le même ordre aurait été donné au gouverneur et à Carcès, et ces deux
hommes devraient également partager les éloges et la reconnaissance de la
postérité ; mais tel n’est pas le sentiment de Honorat de Meynier qui,
comme de Cormis, était témoin oculaire de ces graves événements : « M.
de Savoye, dit-il, comte de Tende-Sommerive, gouverneur de Provence,
fust saisi en ce temps-là d’une maladie qui l’amena de ceste vie à l’autre le 8e
d’octobre 1572 ; et dict-on que sa maladie sauva la vie aux réformés de
Provence, car il avait bonne envie de s’en desffaire. Mais M. le comte de
Carcès qui, comme lieutenant du roi, avait l’aucthorité et le commandement d’en
faire l’exécution, ne voulut jamais lascher la bride à tels massacres ».
Le savant Peiresc, qui a colligé un si grand nombre de
mémoires écrits, sur sa demande, par les acteurs de ces grands drames de l’époque,
rapporte d’une manière différente ce fait capital. Gaufridi et le Laboureur ont
copié sa version, qui est sans doute véridique si, comme on s’accorde à le
penser, elle est l’œuvre de Christophe de Villeneuve-Vaucluse. « Charles
IX, dit le manuscrit de Peiresc, ne fut jamais si irrésolu que dans l’exécution
de ce massacre. Le comte de Tende recevait quelques fois dans la même heure
ordre de l’exécuter et de ne pas l’exécuter. Quelques jours avant la
Saint-Barthélemy, Joseph de Boniface La Môle arriva de la Cour avec une lettre
du roi au comte de Tende. Cette lettre ordonnait le massacre ; mais l’apostille
était contraire à l’ordre ; elle était conçue en ces termes : “Ne
faictes rien de ce que La Môle vous dira”. La Môle eut beau expliquer au comte
de Tende les résolutions du Conseil, découvrir les secrets de la négociation,
protester que cette lenteur ruinait les affaires, le comte, pour se mettre à
couvert de tout reproche, dépêcha son secrétaire à la Cour. Celui-ci revint
avec l’ordre d’exécuter le massacre. Le comte de Tende était pour lors à Salon,
fort malade ; il écrivit au comte de Carcès de se rendre au plus tôt à Aix
pour des affaires de la dernière conséquence ; celui-ci partit en
diligence et apprit en arrivant que le comte de Tende était mort. Deux heures
après, le secrétaire du comte de Tende lui apporta les ordres de la Cour. Le
comte de Carcès refusa de les exécuter, ne lui étant pas adressés : “J’ai
toujours servi le roi en qualité de soldat, dit-il, je serais marry de faire en
cette rencontre les fonctions de bourreau. Ses sujets pourraient bien leur être
nécessaires un jour !”. Cependant, il renvoya La Môle à la Cour, qu’il fit
suivre quelque temps après par Christophe de Villeneuve-Vaucluse. Celui-ci
rencontra près de Paris La Môle, qui revenait avec l’ordre d’exécuter le
massacre. Malgré les instances de La Môle, il poursuivit son chemin et se fit
présenter le lendemain au dîner du roi par Hubert de Vins. Le roi ne lui
répondit autre chose, sinon que La Môle portait ses ordres. Cependant le lendemain,
le roi dit à de Vins de lui amener Vaucluse dans le jour ; de Vins le
conduisit le soir chez Dumas, contrôleur des postes, où le roi soupait, et le
fit cacher : “Ne verrai-je point Vaucluse ? dit le roi à de Vins. –
Il est là, Sire, lui dit-il. – Puis-je bien me fier à lui ? – Comme à
moi-même, ma tête en répond à Votre Majesté !”. Alors ce prince lui ordonna
de se trouver à son lever ; ils n’y manquèrent pas. Le roi leur recommanda
le secret et dit à Vaucluse : “Dites au comte de Carcès de ne point faire
ce que je lui ai ordonné par La Môle, car il ruinerait une autre entreprise de
moins de bruit et de plus grand effet ; partez en diligence et faites en
sorte que l’ordre de La Môle ne soit point exécuté”. Vaucluse trouva à son
retour que le comte de Carcès, quoique obsédé par La Môle, n’avait point voulu
prendre de résolution jusques à son retour. »
Il résulte de cette relation que le comte de Carcès, bien
plus que le comte de Tende-Sommerive, doit recueillir le mérite de s’être
opposé aux massacres ; mais il n’en est pas moins vrai aussi que l’histoire
doit tenir compte à ce dernier de ses hésitations. Le parti catholique exalté,
au dire de quelques écrivains, ne lui pardonna pas sa temporisation, et on le
soupçonna de l’avoir fait empoisonner. Rien ne peut justifier cette assertion
basée sur le développement d’une maladie de langueur méconnue par les médecins
et qui se termina par une mort naturelle. Le gouverneur quitta en effet
précipitamment Salon pour se rendre à Avignon, où il mourut le 8 octobre, à l’âge
de 34 ans.
Après les sanglantes tragédies de la Saint-Barthélemy, les
protestants coururent aux armes ; en Provence, ils restèrent faibles,
comme toujours.
E. Arnaud
Histoire des protestants de Provence, du Comtat Venaissin
et de la Principauté d’Orange
Tome 1, pp 205-207
1884
La paix dont jouissait la province fut troublée par les
massacres de la Saint-Barthélemy (24 août 1572). Jean de Valavoire, frère de
Scipion, en fut victime à Orléans, où il se trouvait pour lors. Le jeune
Nicolas du Mas, seigneur de l’Isle, devenu plus tard célèbre sous le nom de baron
d’Allemagne, ne dut son salut à Paris, où il était au moment du massacre, qu’à
la retraite généreuse que lui accorda son compatriote de Vins.
Sommerive, comme tous les gouverneurs du royaume, reçut l’ordre
de mettre à mort les huguenots de sa province, mais il répondit à François de
Boniface, seigneur de La Môle, qui lui présentait la lettre royale, scellée d’un
sceau secret, qu’il ne pensait point qu’elle émanât du roi ; que l’on
devait avoir abusé de son nom, puisqu’il avait reçu des ordres contraires quelques
jours auparavant ; qu’il préférait obéir aux premières lettres qui lui
paraissaient plus dignes du monarque et que, quant aux seconds ordres, ils lui
paraissaient si cruels et si barbares qu’il n’y obtempérerait en aucune façon,
lors même que le roi en personne les lui donnerait.
Les mémoires de l’époque disent que la nouvelle des
massacres de Lyon et la vue des nombreux cadavres charriés par le Rhône et dont
plusieurs étaient affreusement mutilés, causèrent une impression si vive en
Provence que les catholiques eux-mêmes en furent comme frappés de stupeur. « Ceux
d’Arles, entre autres, disent-ils, n’osaient ni ne voulaient boire de l’eau
du Rhône, ainsi ensanglantée ; et combien qu’il n’y eut beaucoup de
catholiques remuants en Provence, si est-ce qu’il n’y eut point de massacres,
tant la plupart furent émus des horribles cruautés commises à Lyon, et même
iles enterrèrent ces morts en divers endroits et rivage de cette province. »
Quelque temps après, Sommerive mourut subitement à l’âge de
34 ans à Avignon, où il s’était rendu pour recevoir sa seconde femme Madeleine
de La Tour (2 octobre 1572). L’opinion général, au XVIe siècle, est
qu’il fut empoisonné par un ordre venu de l’entourage du roi ou du roi
lui-même, parce qu’il avait refusé de massacrer les huguenots de son
gouvernement.
Le 5 octobre, on massacra cinq chefs huguenots à Sisteron,
ce qui décida Carcès, qui n’avait non plus voulu, en qualité de lieutenant pour
le roi en Provence, exécuter les ordres de la Cour et avait répondu à ceux qui
le pressaient de procéder au massacre qu’il n’était pas un bouche, mais un
gentilhomme, à « retourner en Provence, dit Pérussis, pour
empêcher le peuple de continuer le massacre des huguenots ».